Le souvenir d’enfance dans la littérature du XVIe au XVIIIe siècle

Les Essais de Michel de Montaigne.- Nouvelle édition.- Paris : L. Rondet, C. Journel et R. Chevillion, 1669 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, 70818)
Le souvenir d’enfance apparaissait peu dans les œuvres de l’époque moderne ; pourtant il n’en était pas absent : Michel de Montaigne et d’autres moralistes s’appuyèrent de temps à autres, dans leurs réflexions sur les mœurs de leur époque, sur leurs expériences de jeunesse ; les auteurs d’autobiographies spirituelles faisaient parfois commencer leur itinéraire de foi à leur jeune âge ; certains mémorialistes entamèrent leurs Mémoires par l’examen de leur enfance. Sur la totalité de son œuvre, l’auteur ne consacrait souvent que quelques pages, voire quelques lignes, à ce qu’il ne considérait que comme une période où il était un petit être impuissant et inachevé.
Une enfance qui préfigure l’âge adulte
L’enfant et ce qu’il vit ne semblaient souvent compter qu’au regard de ce que l’adulte serait. Les bagarres au collège étaient la marque du courage, leur absence celle d’un caractère mesuré ; le manque d’intérêt du père expliquait les difficultés à s’établir ; au contraire, l’affection de la mère appelait les soins dont l’auteur saurait entourer ses aïeux dans leur vieillesse. Ainsi l’enfant remémoré apparaissait-il souvent comme la préfiguration de l’adulte qui écrit, en illustrant tantôt une qualité précoce qui ne demandait qu’à être entretenue, tantôt l’événement annonciateur d’un avenir glorieux, selon le modèle des Vies d’hommes illustres.
Pourtant, certains auteurs, comme Roger de Bussy-Rabutin, prirent à rebours le rôle prophétique de leurs souvenirs d’enfance marquants afin de montrer combien leur sort, et donc leur rang, leur charge ou leur disgrâce, étaient injustes et combien leur situation ne correspondait pas aux promesses de la jeunesse. Le rappel de ce passé heureux venait contribuer à un argumentaire plus vaste visant à réhabiliter celui qui écrivait.
Une enfance stéréotypée
L’enfance préoccupait les auteurs en ce qu’elle était une période de préparation. On considérait que l’énergie animale de l’enfant devait être canalisée et que sa malléabilité permettait de le façonner rapidement en honnête homme. L’enfant n’intéressait donc pas en tant que personne, mais en tant que potentialité. C’est pourquoi le souvenir que les écrivains avaient d’eux-mêmes dans leur jeunesse était souvent contraint dans deux figures plus ou moins figées, celle de l’enfant sage qui se conforme à l’éducation et celle de l’enfant terrible qui résiste ou bien qui dépasse ses maîtres. Le plus docile montrait la voie à suivre dans une éducation efficace, le plus réfractaire celle dont il fallait s’écarter. Mais lorsque ce dernier se montrait exceptionnellement doué, comme Montaigne devant ses professeurs, sa rébellion devenait le signe d’un modèle éducatif dépassé. L’enfant n’était pas alors considéré comme un sujet à part entière, mais il apparaissait dans sa réaction au modèle éducatif parental ou scolaire particulier à son époque.
Un enfant individu, mais un enfant fantasmé

La vie de madame Jeanne Marie Bouviers de La Mothe Guion.- Cologne : Jean de la Pierre, 1720 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, FAP 2182)
Pendant longtemps l’enfant réel, tel qu’il était, était reconstruit par touches sans souci d’unité, au service de la femme ou de l’homme qu’il était devenu. Il arrivait même que le narrateur rapportât des événements glorieux d’une réalité douteuse afin de mettre en valeur une disposition particulière de sa personnalité. Recomposé ou reconstitué par l’imagination et le talent littéraire, le souvenir apportait un élément supplémentaire à la construction de l’individu.
Peu à peu émergea, au XVIIIe siècle, le désir de se raconter enfant, comme dans la Vie de Madame Guyon par elle-même ou dans l’œuvre de Rétif de la Bretonne. Ici encore, le jeune sujet était considéré d’un point de vue téléologique par l’adulte qui le racontait, mais il l’était davantage au travers des expériences intimes, et souvent érotiques, qu’il faisait. Ce souvenir était donc souvent teinté des fantasmes de l’auteur en même temps que des peurs ou des enthousiasmes de l’enfant qu’il avait été.
Benoît Traineau