Les enfants abandonnés et exposés à Poitiers au XVIIIe siècle

Sur le plan juridique, la France d’Ancien Régime faisait une distinction entre les abandons et les expositions d’enfants. Dans le premier cas, le ou les parents laissaient légalement leur(s) progéniture(s) à un établissement hospitalier après une entente préalable et versement d’une somme d’argent. A l’inverse, les expositions étaient des actes répréhensibles, qui consistaient à abandonner anonymement un bébé, un jeune garçon ou une jeune fille,  dans l’espoir qu’il soit découvert puis pris en charge par un service d’assistance. Quoi qu’il en soit, dans la ville de Poitiers au XVIIIsiècle, tous ces enfants se retrouvant sans parent étaient officiellement recueillis par l’hôtel-Dieu, alors situé en face de l’église Notre-Dame-la-Grande.

Un phénomène non négligeable dans la cité pictave au Siècle des lumières

Les enfants abandonnés admis à l’hôtel Dieu de Poitiers (1755-1789)

Les archives de l’hôtel-Dieu de Poitiers ont permis de connaître le nombre et le profil des enfants trouvés à Poitiers entre 1755 et 1789 .

En effet, entre ces deux dates, pas moins de 1206 abandons ont été enregistrés, soit une moyenne de presque 35 par an et de quasiment 3 par mois. Leurs effectifs annuels étaient cependant très variables, et ont eu nettement tendance à augmenter durant les dernières décennies de l’Ancien Régime : ils s’élevaient ainsi à 2 à 22 admissions par an entre 1755 et 1768, à 33 à 49 entre 1769 et 1779 et à 50 à 74 entre 1779 et 1789. Par ailleurs, les petits délaissés par leurs parents étaient à égalité des garçons et des filles (respectivement 50,04% et 49,96% du total), et semblaient très jeunes puisque 80% d’entre eux avaient moins de 15 jours. Ils pouvaient avoir été abandonnés tous les mois de l’année, même si statistiquement les enfants trouvés étaient un peu plus nombreux à la fin de l’hiver et au début du printemps (en mars-avril), ou encore à la fin de l’été et au début de l’automne (en septembre-octobre). Enfin, comme le précisaient les procès-verbaux d’exposition dressés en de telles circonstances, ces petits orphelins étaient avant tout déposés dans les paroisses centrales de la cité (Saint-Didier, Saint-Porchaire, Notre-Dame-la-Grande, Notre-Dame-la-Petite, Saint-Cybard, etc.). Dans l’immense majorité des cas (86,9 %), on les retrouvait dans des lieux publics de passage (place royale, devant des boutiques ou les domiciles de particuliers), et plus rarement devant un lieu de culte catholique (7,9%) ou au-devant de l’hôtel-Dieu (5,2% des situations).

Les causes de l’abandon : avant tout l’« illégitimité » et la misère

Procès-verbal de découverte d’un enfant en haut du faubourg de Montbernage de Poitiers du 16 mars 1753 (Archives Départementales de la Vienne, H Dépôt 1 11)

Dans son article « exposition » rédigé en 1771 dans son célèbre Dictionnaire de droit et de pratique, le juriste et contemporain Claude-Joseph de Ferrières donnait déjà les deux raisons profondes à ces nombreux abandons au XVIIIe siècle.

Ceux-ci étaient consécutifs, tout d’abord, à « la honte que […] pou[v]ait causer la naissance » d’un enfant hors mariage. En effet, au Siècle des lumières, la ville de Poitiers a connu –comme les autres régions du royaume- une hausse significative du nombre des naissances considérées comme « illégitimes » par l’Église : celles-ci pouvaient représenter plus de 10% des baptêmes dans les années 1780 . Dès lors, des servantes abusées par leur maîtres mais aussi des filles de la campagne se retrouvant prématurément enceintes, n’avaient d’autre solution que de se débarrasser le plus vite et le plus discrètement possible de leur progéniture. La très forte proportion de nouveau-nés de moins de 15 jours parmi les exposés entre 1755 et 1789 (près de 80%) laisse d’ailleurs à penser que la presque totalité des abandonnés à Poitiers devait être des enfants naturels à la fin de l’Ancien Régime.

Dictionnaire de droit et de pratique/ Claude-Joseph de Ferrière.- Paris : [édition partagée], 1771 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, M 5570)

L’autre grande explication justement avancée par Claude-Joseph de Ferrières à ces abandons serait la misère : les parents se débarrassant de leur enfant « pour ne le pas nourrir, faute d’en avoir le moyen ». La région de Poitiers était effectivement au XVIIIsiècle un secteur pas vraiment prospère, et comprenant une part très importante de familles très humbles. Une naissance supplémentaire –et non prévue- dans ce type de milieu pouvait avoir des conséquences économiques désastreuses et provoquer la décision d’abandonner le dernier enfant né. Par ailleurs, le nombre de jeunes abandonnés devait assurément augmenter en périodes de graves crises économiques (comme en 1693-1694 ou 1709-1710) : cette corrélation n’était cependant pas perceptible à Poitiers lors de la mauvaise année agricole 1785-1786.

Un avenir souvent très difficile pour les petits abandonnés

Que devenaient exactement tous ces enfants abandonnés, une fois repérés dans l’une des rues ou places de Poitiers dans la seconde moitié du XVIIIsiècle ?

Acte de baptême du 16 mars 1753, registre paroissial de Sainte-Radegonde de Poitiers (Archives Départementales de la Vienne, 9E 229/63)

Ils étaient, tout d’abord, officiellement levés par le lieutenant général de police qui faisait aussitôt écrire à son greffier un procès-verbal assez précis de la découverte. Puis ce même officier royal faisait, dans la foulée, baptiser l’enfant à l’église paroissiale la plus proche par le desservant immédiatement disponible. C’est ce qui arriva, par exemple, le 16 mars 1753 au « garçon d’environ huit jours » trouvé « en haut du fauxbourg de Monbernage », que l’on amena aussitôt à Sainte-Radegonde et que l’on prénomma François. Les prêtres poitevins savaient d’ailleurs parfaitement que l’on pouvait les solliciter pour ce type d’acte alors considéré comme très urgent : le rituel du diocèse de Poitiers, publié en 1766, les en avait explicitement averti, et conseillait même un modèle de formule pour l’« enregistrement du baptême d’un enfant trouvé ». Enfin, une fois cette mission effectuée, le lieutenant général de police confiait solennellement l’enfant aux « administrateurs de l’hôtel-Dieu ».

Dictionnaire de droit et de pratique/ Claude-Joseph de Ferrière.- Paris : [édition partagée], 1771 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, M 5570)

Comme l’immense majorité des abandonnés était extrêmement jeune, ils étaient presque aussitôt mis en nourrice chez des particulières rétribuées par l’hôtel-Dieu. Dans l’absolu, si tout allait bien, ils y restaient jusqu’à la fin de leur deuxième année. A 3 ans, ils intégraient les locaux de l’hôtel-Dieu jusqu’à leur six ans révolus. Puis, à 7 ans, ils rejoignaient l’hôpital général de Poitiers –situé près de la porte Saint-Lazare (actuelle porte de Paris)- avec les autres indigents de la cité. Toutefois, ce parcours très théorique –et pourtant pas très heureux- se vérifiaient rarement, en raison de la mortalité absolument effrayante de cette population. En effet, sur un échantillon représentatif de 1186 enfants, 412 (34,7%) étaient morts avant 1 an, 428 autres (36,1%) entre 1 an et 3 ans, et encore 78 autres (6,5%) entre 3 et 7 ans . Bref, seuls 268 d’entre eux (soit 22,7% du total) étaient encore vivants au moment de commencer leur septième année. On ne connait pas ensuite précisément leur devenir à l’hôpital général, même si l’on sait que cet établissement connaissait une forte mortalité parmi ses résidents à la fin de l’Ancien Régime.

Pour conclure, il convient de souligner que l’augmentation du nombre d’enfants abandonnés et le faible taux de survie de  ces derniers dans les établissements d’assistance n’étaient pas des phénomènes spécifiques à la seule ville de Poitiers au Siècle des lumières. Cela s’observait également dans toutes les autres régions et villes françaises, parfois même de manière encore plus aigüe.

Fabrice Vigier

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