Histoire d’un changement de regard sur l’enfance
L’impact de Philippe Ariès
En 1960, Philippe Ariès, jusque là inconnu, publia un ouvrage devenu crucial dans la compréhension de l’histoire de la conception de l’enfance, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Sa principale thèse consistait à expliquer en quoi, à partir du XVIIe siècle mais surtout au XVIIIe siècle, la société était passée à un modèle de famille nucléaire fermé et malthusien, où l’enfant était désormais l’objet de toutes les attentions et d’un surinvestissement affectif. Les familles et l’école devinrent les cadres presque uniques de l’éducation, retardant le passage à l’âge adulte (beaucoup plus précoce avant, par le biais d’une arrivée très rapide dans le monde du travail), contribuant ainsi à « créer » l’adolescence. Ariès employait même l’expression de « quarantaine » pour désigner ce passage croissant de la jeunesse dans l’école. Avant, le « sentiment de l’enfance » n’existait pas, dans le sens d’une reconnaissance de la spécificité de cette période de vie (ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’affection envers l’enfant) car l’enfant était d’abord conçu comme un adulte en réduction.
L’ouvrage d’Ariès, historien atypique, connut rapidement un succès international, en particulier aux États-Unis après sa traduction en anglais, dépassant le seul cadre des recherches historiques pour concerner non seulement l’ensemble des sciences humaines, mais aussi la presse grand public, la pédiatrie ou les vulgarisateurs comme Françoise Dolto. Il s’inscrivait d’ailleurs à l’époque dans un courant critique auquel participaient entre autres Foucault et Ilitch, tous deux influencés par L’Enfant et la vie familiale…, envers les institutions qui enfermaient la jeunesse, l’école et la famille. Certes, l’histoire de l’éducation avait déjà bénéficié de l’ouvrage de H.-I. Marrou sur l’Antiquité dès 1948. Mais celui d’Ariès a constitué un des jalons fondateurs de l’histoire des mentalités, qui éclot quelques années plus tard. Rapidement, Ariès a été amené à nuancer ses arguments face aux critiques (notamment l’absence de considération pour l’enfant au Moyen Âge), tout en maintenant l’essentiel de ses thèses. Mais d’autres ont prolongé son travail, à l’instar d’Élisabeth Badinter qui a cherché à montrer dans L’amour en plus (1980) que l’amour maternel était une invention récente : elle emploie même l’expression d’ « amour absent » ou affirme en conclusion que « l’instinct maternel est un mythe ». Un fait est sûr en revanche : la constance des dénonciations des violences commises sur les enfants depuis l’Antiquité, ce qui atteste moins d’une affection envers l’enfant que d’une forme d’impuissance face à des pratiques qui ont traversé les siècles. Quels que soient les enrichissements et les correctifs au travail fondateur d’Ariès, ce dernier a permis de montrer que notre rapport à l’enfance ne va pas de soi et qu’il a changé dans le temps long des mentalités. Mieux : il a contribué de manière majeure à ce que l’enfant occupe une place à part entière dans l’historiographie, ce qui n’avait pas été imaginé avant lui.

La Veillée à la ferme pendant l’hiver / Claudine Bouzonnet-Stella d’après Jacques de Stella.- Entre 1661 et 1667.- Gravure au burin (Bibliothèque nationale de France, Estampes et Photographie, Oa 22 (714)°folio ; © Bibliothèque nationale de France)
Un changement qui s’inscrit dans la longue durée
Mêlant analyse iconographique (qui lui permet de s’intéresser notamment à l’apparition de vêtements spécifiques à l’enfance) et études démographiques, Ariès vit dans la révolution démographique du XVIIIe siècle un facteur essentiel : les familles commencèrent à maîtriser leur propre fécondité et leur regard sur leurs enfants changèrent alors que leur espérance de vie, en particulier à la naissance et dans les premières années, progressait. Cependant, cette évolution fondamentale était lente, elle concernait très inégalement les groupes sociaux comme les régions et elle restait difficile à mesurer. Si le tournant décisif de ce changement de mentalité est aisé à constater dans le derniers tiers du XVIIIe siècle, il semble que ses premières manifestations remontaient au XVIIe siècle, dans une série d’ouvrages publiés entre 1670 et 1710 : le Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement accouchées du chirurgien François Mauriceau (1668), La Belle éducation de l’abbé Laurent Bordelon (1694), De l’Éducation des enfants du philosophe John Locke (traduit en 1695), etc.

Des Maladies des femmes grosses et accouchées. Nouvelle édition, revue et corrigée / François Mauriceau.- Paris : Compagnie des libraires associés, 1740 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, Méd. 512)
Dans les années 1760-1770, pas moins d’une quarantaine d’ouvrages traitant de l’enfance parurent, sous la plume de médecins, chirurgiens, pédagogues, moralistes, philosophes et écrivains. Certains furent de véritables succès tels, que Le Magasin des enfants (1756) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (célèbre pour son conte La Belle et la Bête). Pour les auteurs qui se penchaient sur la question de la santé, la forte mortalité infantile n’était plus une fatalité mais elle pouvait être corrigée, notamment par une vraie formation des sages-femmes. De même, l’allaitement était recommandé, au nom de l’intérêt de l’enfant (ce qui est nouveau) et la mise en nourrice critiquée. Les naissances répétées, à haut risque pour la mère et l’enfant, n’étaient plus une évidence : les pratiques contraceptives (les « funestes secrets ») se répandirent, y compris dans les campagnes, ce qui permit de mieux s’occuper d’enfants moins nombreux. Ce modèle familial élaboré dans la bourgeoisie des Lumières se diffusa lentement dans les classes populaires tout au long du XIXe siècle. L’extrait de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article « Éducation » signé par Dumarsais) reflète cette vision de l’enfance selon laquelle il faut prendre soin, au sens médical, du petit d’homme pour lui garantir une existence harmonieuse.

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers / Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert.- Genève : Jean-Léonard Pellet, 1777-1779 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, Méd. M 5445)
La connaissance du regard sur l’enfance 50 ans après
Aujourd’hui, les recherches concernant l’enfance sont tellement nombreuses, diverses et ramifiées qu’il serait bien difficile de proposer une histoire globale du sujet. L’historiographie s’est à la fois enrichie et parcellisée, en privilégiant les champs de l’histoire de l’éducation, celle de la famille et celle de l’accouchement. Les dernières grandes synthèses sont l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, somme qui ne se limitait pas au seul champ scolaire (1981, rééditée depuis) puis l’Histoire de l’enfance en Occident (1998, réédité en 2004). L’historiographie de l’enfance s’est considérablement enrichie mais ces deux synthèses continuent à s’inscrire dans l’héritage du travail fondateur de Philippe Ariès, envers qui tous les historiens ressentent une dette. Toutefois, le paradigme originel de cette histoire reste fondamentalement celle du regard de l’adulte sur l’enfant. L’histoire de l’enfance doit se résoudre à ne travailler qu’à partir de « traces indirectes » et d’être discontinue.
Yvan Hochet