L’enfance : changement de regard au XVIIIe siècle
« On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. »
« L’enfant a ses manières de voir, de sentir et pense qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que de vouloir y substituer les nôtres. » (Émile, Jean-Jacques Rousseau, préface)
L’essor des publications éducatives au XVIIIe siècle

De la maniere d’enseigner et d’etudier les belles lettres, par raport à l’esprit & au cœur. Nouvelle edition / Charles Rollin.- Paris : veuve de Jacques Estienne, 1732 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, FAP 3080)
La publication de l’Émile ou De l’éducation de Rousseau en 1762 a marqué un tournant dans le regard que l’éducateur portait sur l’enfant. Certes, cette publication n’était pas unique : elle s’inscrivait au XVIIIe siècle dans une véritable effervescence éditoriale pluridisciplinaire (médecine, éducation, littérature) sur l’enfant, avec un même point commun : une bienveillance certaine, reposant sur la reconnaissance de la spécificité de cette période de la vie dont les auteurs commençaient à saisir l’importance. D’ailleurs, l’Émile a moins connu de succès que d’autres publications de la même période, comme l’Essai d’Éducation nationale ou Plan d’études pour la jeunesse de La Chalotais (1763) ou bien le Mémoire sur l’éducation publique de Guyton de Morveau (1764). Bien que concernant essentiellement les élites cultivées, cette floraison d’écrits essentiellement pratiques et concernant en partie la controverse de l’allaitement à déléguer ou pas aux nourrices, a été le signe d’un changement de regard sur l’enfance dans lequel l’Émile s’est inscrit.
Apports et limites de Rousseau
Certes, Rousseau a abandonné lui-même ses enfants, il citait volontiers d’autres inspirateurs illustres en reconnaissant qu’il n’était pas lui-même très original, il préférait le préceptorat à l’école et il a même déconseillé la généralisation de ses propres conseils. Il n’en reste pas moins que l’ Émile a été un jalon de première importance dans l’évolution du regard porté sur l’enfant : pour Rousseau, l’enfant naissait naturellement bon, mais la société risquait fort de le pervertir. L’éducation était donc essentielle pour passer d’un état d’innocence à un état de culture : « Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation. » (préface) La méthode préconisée devait privilégier le contact avec la nature, respecter une progressivité des apprentissages calée sur le rythme de développement de l’enfant, promouvoir une pédagogie basée sur la découverte avec un maître dont le rôle se limitait à favoriser ces rencontres entre le jeune et son environnement, sans jamais substituer la volonté du pédagogue à celle du jeune. L’éducation ne visait rien moins que l’apprentissage de la liberté et du bonheur, en rééquilibrant les sentiments aux dépens d’une raison dominante qui avait asséché l’enseignement. C’est ainsi qu’il faut comprendre certaines citations en apparence surprenantes, comme « La lecture est le fléau de l’enfance » (préface) ou « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas » (Livre III) : la critique radicale portait en réalité sur un modèle éducatif exclusivement livresque et passif : « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes, et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner » (préface) ou « Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la tête des enfants des mots qui n’ont aucun sens à leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits » (préface).
L’éducation constituait ainsi le levier du renouvellement social attendu, sur la base d’un savant équilibre entre le respect de l’individu, l’action et l’intelligence du pédagogue (qui ne perdait pas de vue un projet éminemment politique) et la formation de l’homme libre : « Émile n’est pas fait pour rester solitaire ; membre de la société, il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes, il doit les connaître. » (Livre III) Pour résumer à grands traits, Rousseau apparaît donc comme un acteur majeur du changement de vision, contribuant à faire passer la réflexion de l’enfant tel qu’il devrait être à la prise en compte de l’enfant tel qu’il est. Il anticipait ainsi également la notion de stades de développement du jeune, reprise plus tard par les psychologues au XXe siècle. De manière plus anecdotique, sa description de l’adolescence reste ainsi assez savoureuse : « Mais l’homme en général n’est pas fait pour rester toujours dans l’enfance. Il en sort prescrit par la nature, et ce moment de crise, bien qu’assez court, a de longues influences. Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution s’annonce par le murmure des passions naissantes : une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. Un changement dans l’humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable. » (Livre III) Signe de son temps, il remarquait également la place nouvelle que l’enfant peut jouer au sein de la famille : « Le tracas des enfants, qu’on croît importun, devient agréable ; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre, il resserre entre eux le lien conjugal » (préface). En cela, il faisait écho à des changements également perceptibles dans la peinture.
Une postérité pédagogique fondamentale
Paradoxalement, les Lumières et la Révolution française passèrent quelque peu à côté du message principal de Rousseau. Dans les principaux projets ultérieurs, comme celui d’« Éducation nationale » de La Chalotais ou dans celui de Condorcet en 1792, l’intention était avant tout politique, sans vision nouvelle de l’enfance. L’enfant restait instrumentalisé comme maillon d’une nouvelle construction sociale et politique au service de la régénération de l’Homme. En outre, avant le nouvel ordre éducatif napoléonien, la période a été davantage marquée par la hardiesse des projets que celle des réalisations.

Pestalozzi, élève de Jean-Jacques Rousseau / F. Hérisson.- Paris : Delagrave, Hachette, 1887 (Mémoires et documents scolaires publiés par le musée pédagogique, fascicule n°28) (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Sciences, fonds « musée pédagogique »)
Certains dénient à Rousseau le qualificatif de « pédagogue » en l’absence d’application concrète de ce dont il rêvait : il affirmait lui-même que lire l’ Émile consistait moins à « lire un Traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes » (préface). Néanmoins, sa pensée a marqué un tournant dans la pensée éducative : pour Houssaye, « l’Émile a marqué le coup d’envoi de la pédagogie moderne », même si, comme toute œuvre riche, le lecteur peut y trouver des contradictions ou en extraire seulement ce qu’il veut y trouver. C’est en effet moins dans des applications concrètes de son programme (assez rares et assez malheureuses) que dans la postérité de ses conceptions qu’il faut chercher son héritage, qui irrigua toute l’innovation pédagogique du XIXe siècle et du XXe siècle : des contemporains comme Pestalozzi d’abord (1746-1827), admirateur de la Révolution française dont le but était de « rendre l’enfant à lui-même et l’éducation à l’enfant » ou Joseph Jacotot (1770-1840).
Rousseau constitua pour les pédagogues du XIXe siècle et au XXe siècle au mieux un héritage à enrichir, à tout le moins une référence et un point de départ d’une réflexion renouvelée : les deux fondatrices de l’école maternelle que furent Marie Pape-Carpantier (1815-1878) et Pauline Kergomard (1838-1925), Von Humboldt (1767-1835), Fröbel (1782-1852), Léon Tolstoï (1828-1910) et plus tard John Dewey (1859-1952), Maria Montessori (1870-1952), Ovide Decroly (1871-1932), Édouard Claparède (1873-1940), Anton Makarenko (1888-1939), Henri Wallon (1879-1962) qui élabora avec Paul Langevin (1872-1946) le fameux plan de rénovation de l’Éducation nationale après la Seconde Guerre mondiale, Neill le fondateur de l’école de Summerhill (1883-1973), Célestin Freinet fondateur de la pédagogie coopérative (1896-1966) pour ne citer que les plus connus. A côté de ces pédagogues, il faut citer des vrais innovateurs chez les socialistes du XIXe siècle, notamment les saint-simoniens, Victor Considerant, Pierre-Joseph Proudhon et Etienne Cabet. Malgré leur diversité, ils se retrouvèrent tous sur le double axe central d’un regard bienveillant sur la nature réelle de l’enfant et d’une éducation naturelle contre, ou en marge, des contraintes sociales. A contrario, Rousseau n’a pas été le chantre du laisser-faire ou du sexisme éducatif. Au contraire, le lecteur y trouvera encore des maximes qui continuent à être pertinentes pour tout pédagogue au début du XXIe siècle (« Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est

Monument érigé à Genève à J.-J. Rousseau / Carl Gottlieb Guttenberg.- Gravure sur cuivre (Gallica bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)
de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. »). Rousseau fut également un des premiers à avoir classé l’éducation dans la liste des « métiers impossibles » que Freud popularisa plus tard : « Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre. » (préface)
Au final, l’Émile s’apparente davantage à un discours utopique sur l’éducation qu’à un programme pragmatique, quitte à ce que tous ceux qui s’en inspirent en aient tiré ou continuent à en tirer des enseignements divergents, voire contradictoires. Pour reprendre une image célèbre, l’Émile illustre la fonction de l’utopie : comme l’horizon, on le vise en cherchant à s’en rapprocher, sans jamais l’atteindre. Sa seule utilité est de faire avancer.
Yvan Hochet