L’enfant imparfait (XVIe – XVIIe siècle)

« Nous naissons au monde en la plus grande misère qui se puisse imaginer, car non seulement en notre naissance, mais encore pendant notre enfance, nous sommes comme des bêtes privées de raison, de discours et de jugement. » (François de Sales)

Opera / Saint Augustin.- Paris : François Muguet, 1679-1700 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, Folio 510)

Malgré la Renaissance, l’image négative et pessimiste de l’enfance a persisté pendant une bonne partie de l’époque moderne : cette période de la vie n’était rien moins que « l’état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort » selon Pierre de Bérulle, pourtant fondateur de l’ordre religieux des Oratoriens, un des plus actifs et innovants dans l’éducation des jeunes au XVIIsiècle. La conception antique de saint Augustin continuait en effet d’imprégner le regard des élites sur l’enfance, comme une période de désirs forcément mauvais, que seule l’éducation pouvait contrecarrer. Ainsi, la souffrance de l’enfant pourtant faible était forcément le signe d’une punition divine : il restait en effet le fruit du péché originel, que la pratique du baptême rapide, acquise à la fin du Moyen Âge, n’effaçait pas. Il est d’ailleurs assez surprenant de constater l’écart qui pouvait subsister entre une relative indifférence envers la survie physique du nouveau-né ou du nourrisson avec l’obsession de son salut éternel. Finalement, une des seules marques de compassion envers l’enfant était la reconnaissance de son impuissance. Ainsi, si la dévotion envers l’image de Jésus enfant a progressé au XVIIsiècle, c’était davantage par analogie de la faiblesse de l’homme face à Dieu.

Linguae latinae exercitatio / Juan Luis Vives.- Lyon : Sébastien Gryphe, 1543 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, XVI 80)

La citation introductive est révélatrice de l’ambiguïté de cette vision, dans la mesure où elle a été écrite par un des plus importants pédagogues du XVIIsiècle, fondateur des Frères des Écoles chrétiennes (1680) particulièrement destinées aux enfants les plus pauvres des villes, à une période où le nombre d’enfants abandonnés augmentait singulièrement. L’enfant restait donc un être imparfait à corriger et même les auteurs intervenant dans le champ de la pédagogie partageaient cette conception dominante : le plus important d’entre eux a été John Locke (Pensées sur l’éducation, traduit en 1695) qui fut un des premiers à affirmer que l’enfant était différent de l’adulte et que l’éducation devait le prendre en compte, en visant le développement de l’autonomie et la capacité à vivre ensemble. Nombreux furent ceux qui, du XVIe au XVIIsiècle, écrivirent sur l’éducation : entre Rabelais, Montaigne, Mme de Sévigné, Fénelon, on retiendra davantage Comenius qui mit en avant le postulat d’éducabilité (« enseigner tout à tous ») et qui fit preuve d’une véritable inventivité dans les techniques d’enseignement (l’évaluation formative, le travail de groupe, les manuels, le recours aux images, l’éducation tout au long de la vie ou la pédagogie différenciée).

Ratio atque institutio studiorum societatis Jesu / Stefano Tucci.- Anvers : Johann Meursius, 1635 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, 71491/1)

Paradoxalement, cette vision négative a donné toute son importance à l’éducation, censée accélérer le passage de l’enfant vers l’état d’adulte chrétien. On aurait pu s’attendre à ce que la révolution intellectuelle de la Renaissance (goût pour le savoir, retour aux textes originaux, humanisme) ait renouvelé l’éducation et le regard porté sur l’enfance. Or, c’est davantage une technique (l’imprimerie) et surtout la rivalité religieuse entre protestants et catholiques à partir du XVIsiècle qui ont stimulé l’éducation. Le but de l’école était, dans chaque camp, de s’assurer de la formation d’un adulte aux opinions religieuses conformes et solides (et éventuellement un bon sujet du roi : en 1698, un édit de Louis XIV oblige toutes les paroisses d’engager et de payer un maître et une maîtresse d’école). Si le protestantisme a souvent promu l’apprentissage de la lecture (pour accéder à la Bible) dans le cercle familial, avec ou sans précepteur, ainsi que dans des petites écoles autorisées par l’édit de Nantes, le catholicisme de la Contre-Réforme a davantage misé sur une organisation nouvelle : le collège, qui fleurit en France dans la seconde moitié du XVIsiècle et au début du XVIIsiècle. La jeunesse devint la nouvelle mission des ordres religieux, en premier lieu les Jésuites, suivi de près par les Oratoriens. Le collège, assez rapidement complété par un internat, s’institua en lieu idéal de formation, car coupé du monde. Son succès s’expliquait également par sa capacité à répondre à une demande sociale (le développement des compétences dans la bourgeoisie et le prestige social). Il ne faut pas pour autant imaginer ces espaces comme des bagnes : ainsi, la pédagogie imaginée et mise en œuvre par les Jésuites était fortement empreinte d’humanisme. Les techniques pédagogiques employées révélaient une prise en compte de ce qu’était réellement un enfant, avec notamment un certain recul des châtiments corporels au profit du couple blâme / louange, fondé sur une conception plus optimiste de la condition humaine et une pratique forte de l’émulation ou du spectacle. Le souci de la santé des enfants scolarisés dans ces collèges était également fort. L’emprise des Jésuites sur l’éducation explique qu’à la fin du XVIIIsiècle ils aient pu mobiliser contre eux des forces suffisantes pour aboutir à leur expulsion du royaume de France, puis la multiplication des écrits visant la récupération de leur héritage scolaire (La Chalotais 1763 ou Guyton de Morveau 1764). Néanmoins, il ne faut pas succomber à une forme de mythologie du collège jésuite : il n’était pas en situation de monopole éducatif, il n’était pas si innovant en matière pédagogique (pas d’enseignement de l’histoire, prédominance du latin, peu de sciences, recherche de la conformité et de l’obéissance), il marquait une forte coupure avec la société et la famille, il ne formait qu’une élite et ce, sans s’être préoccupé nullement d’instruction primaire.

Cependant il ne faut pas oublier que seule une minorité d’enfants suivait un cursus scolaire digne de ce nom : l’éducation s’effectuait d’abord et avant tout par la plus rapide intégration possible au monde des adultes, en particulier dans l’univers du travail et des processus de socialisation du village ou du quartier. D’ailleurs le rôle de l’école dans les très lents progrès de l’alphabétisation (mesurée par la capacité des futurs époux à signer le registre de mariage) ne doit être ni minimisé, ni exagéré car l’alphabétisation a également progressé grâce aux seuls cercles familiaux ou professionnels. Enfin, la petite école n’était pas l’antichambre du collège : ils constituaient deux institutions scolaires séparées. La petite école rurale, dont il est difficile de mesurer l’impact, évoluait quant à elle dans un univers matériel et pédagogique extrêmement rudimentaire.

La période vit donc paradoxalement la coexistence d’un progrès certain de la pensée pédagogique, concrétisée sous de multiples formes, avec le maintien d’une conception négative de l’enfance. Il faut attendre l’époque suivante pour constater un changement de regard significatif sur l’enfance, prenant racine à la fin du XVIIsiècle mais qui éclot véritablement au XVIIIsiècle.

Yvan Hochet

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