L’enfant sourd : une humanité en question

L’abbé de l’Épée instruisant ses élèves en présence de Louis XVI / Gonzagues Privat.- 1875.- Huile sur toile (Collection INJS de Paris)
Les personnes sourdes, ou sourdes-muettes, ne sont pas passées inaperçues dans l’Histoire : leur absence de communication vocale et le mode de communication visio-gestuel qu’elles utilisent interpellent et interrogent… Ces personnes entrent-elle dans la catégorie humaine ? Le langage n’est-il pas uniquement produit par la voix ? Ne faut-il pas parler pour penser, pour développer son intelligence ?

Des sourd-muets : études critiques sur la surdi-mutité / Émile Hubert-Valleroux.- Paris : Victor Masson, 1855 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, Médecine 3266, 7, pièce 5)
Les personnes sourdes, et en premier lieu les enfants, concentrèrent toutes ces interrogations. Celles-ci, formulées par une société dont la communication était basée sur le canal audio-vocal, étaient davantage nées d’un souci d’humanité que de la prise en compte d’un déficit sensoriel à suppléer. Ce n’est qu’au XIXe siècle que la surdité fut réduite à un problème d’oreilles à réparer !
Dès l’Antiquité, certains philosophes admettaient l’aspect langagier des signes des sourds, sans toutefois aller au-delà. Platon rapporte ainsi un dialogue :
Si nous n’avions point de voix, ni de langue et que nous voulussions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas comme le font les muets de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ?
Cela conduit son interlocuteur à conclure :
Il ne peut, je crois, en être autrement.
Et pourtant…
« Rendre » la voix à l’enfant sourd
Jusqu’au XVIe siècle, l’éducation de l’enfant sourd se concentrait exclusivement sur l’apprentissage de la parole vocale, la « démutisation », de façon à éviter la privation totale des droits civiques prévue par le Code Justinien ; de plus, on croyait que ce qui distingue l’Homme de l’animal est le langage articulé… Cet apprentissage, onéreux puisque il fallait avoir recours aux services d’un précepteur, était destiné principalement aux enfants d’origine aisée, parfois nobles.
L’abbé de l’Épée : une rupture dans la conception de l’enfant sourd

Arrest du Conseil d’État du Roi, concernant l’éducation & l’enseignement des sourds & muets. Du vingt-un novembre 1778.- Paris : Pierre-Guillaume Simon, 1778 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, FD 84/32)

Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, ouvrage qui contient le projet d’une langue universelle par l’entremise des signes naturels assujettis à une méthode / Charles Michel de l’Epée.- Paris : Nyon l’ainé, 1776 (Poitiers, Bibliothèques universitaires, Fonds ancien, 42913 ; Gallica)
Dans ce contexte, l’initiative de l’abbé de l’Épée (1712-1789) a constitué une véritable rupture pour deux raisons : les pratiques existant alors pour l’éducation des enfants sourds changèrent et le public à qui cette éducation s’adressait n’était plus le même.
Alors que l’instruction reposait jusqu’alors sur un système de préceptorat destiné à une catégorie aisée de la population en mesure de s’offrir ces services, l’Épée se désigna lui-même comme « l’instituteur gratuit des sourds-muets ». Le courant éducatif qu’il mit en place, en dehors de son innovation pédagogique, s’adressait au milieu populaire, voire indigent : son initiative était philanthropique.
Et les sourds devinrent Sourds : la réflexion anthropologique et pédagogique d’Auguste Bébian
Mais c’est à un autre pédagogue, Auguste Bébian (1789-1839) que l’on doit d’avoir initié une véritable réflexion, non seulement sur la LSF, mais aussi sur ses locuteurs. Le « S » majuscule au mot « sourd » synthétise cette réflexion d’ordre anthropologique (il est fait référence non à l’individu déficient mais au membre d’une communauté linguistique) et pédagogique (son Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets paru en 1825 initia une orientation pédagogique bilingue, la langue des signes-langue française écrite).

Piscine de l’Institution nationale des Sourds-Muets de Paris.- Après 1897 (Collection INJS de Paris)

Exercices au battement du tambour au réfectoire des Sourds-Muets.- Après 1889 (Collection INJS de Paris)
Malheureusement, cette initiative, bien qu’elle reflétât la volonté des Sourds, était minoritaire et l’oralisme, c’est-à-dire l’idéologie érigeant la parole vocale en dogme, a conduit à une interdiction de fait de la LSF dans l’éducation des enfants sourds en 1880, à l’issue d’un congrès, à Milan.
De potentiels acteurs, les Sourds redevinrent alors de simples objets : entre expérimentations médicales et éducation basée sur la parole, ils n’étaient plus que de simples pantins… Ce n’est que dans le dernier tiers du XXe siècle que les Sourds retrouvèrent le chemin de l’émancipation amorcé cent cinquante ans avant par Auguste Bébian.
Fabrice Bertin